Loi El Khomri : où sont passés les économistes ?

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Nul ne sait ! Et pourtant, il en a fallu des manifestations pour comprendre que l’essentiel était dans l’« inversion des normes », pas dans les barèmes des prudhommes ou les tarifs des heures supplémentaires ! Et pourtant, les économistes ont peu parlé du fond, sauf pour dire qu’ils étaient « pour » ou « contre » (le gouvernement, la CFDT ou la CGT), d’autres calculant que les grèves n’auraient que peu d’impact négatif sur la croissance !

 Loi El Khomri : où sont passés les économistes ?

« Inversion des normes » : c’est dit ! Alors, on comprend la stratégie d’adaptations économiques et sociales à la révolution numérique et à la globalisation que mène le gouvernement, sachant que les entreprises, les écoles et les salariés s’en occupent aussi ! Cela fait des années que se forme le puzzle légal : « sécurisation de l’emploi » (loi du 14 juin 2013), « formation professionnelle, emploi et démocratie sociale » (loi du 5 mars 2014) et « dialogue social et emploi » (loi du 17 août 2015). On pourra regretter que la pièce finale n’ait pas été mieux posée, sauf qu’elle ne pouvait que faire réagir.

Réagir à quoi ? A une « refondation du modèle social français », dit Myriam El Khomri le 24 mars. Pas écoutée. Elle poursuit : « une place sans précédent est donnée à la négociation collective. Le rôle de la loi, qui reste essentiel, est recentré sur ce qui est strictement nécessaire à la protection de l’ordre public. De vastes espaces d’adaptation aux besoins économiques sont ainsi ouverts aux branches professionnelles et aux entreprises. L’accord d’entreprise devient le niveau de droit commun en matière de durée du travail, y compris sur le taux de majoration des heures supplémentaires, dans le respect du plancher légal de 10 % ». Quel écart entre intentions et réactions !

« Inversion » contre « cascade » ? De fait, la négociation collective se fait en France en cascade : interbranches, branches, entreprises. Trois niveaux, quatre si on ajoute l’Etat. Un Etat qui entend aller contre la cascade, vers la négociation d’entreprise ! Il s’agit donc de reconstruire des relations économiques et sociales à partir des entreprises et par le dialogue, non par l’application d’accords signés en amont, avec les luttes qui vont avec. Ces accords viennent des syndicats patronaux, plutôt les grandes entreprises, et des syndicats de salariés, plutôt les grandes entreprises, notamment publiques. Or cette cascade est datée : 1950, avec de grandes entreprises industrielles dans une économie peu ouverte. Nous voilà en économie ouverte, avec des entreprises plus petites, plus fragiles, plus servicielles et moins rentables que nos concurrents. Et l’euro empêche la dévaluation.

« Retrait ». La CGT veut (encore ?) le « retrait du texte ». Mais la négociation d’entreprise est partout, sans le dire. CGT et FO sont « dures » au niveau national, mais signent 90 % des accords. Alors, pourquoi cette loi, alors que c’était si tranquille avant, sans être très transparent ?

Parce que la crise est là. En microéconomie, « l’inversion des normes » c’est « la décentralisation de la négociation ». Plus on s’adapte au terrain, mieux cela vaut : un acquis théorique que personne n’évoque beaucoup. Parce qu’il est libéral ? La réponse la plus entendue vient des économistes opposés à la loi, et est macroéconomique. Pour les « keynésiens-régulationnistes », la cascade permet de maintenir une progression des revenus, donc de la consommation et de la croissance. A la compétitivité près, répondent les critiques ! Les marxistes disent qu’il s’agit là d’un dumping social généralisé, les ouvriers des PME étant moins protégés et l’ouverture à la concurrence attaquant désormais les anciens monopoles publics.

Au fond, la « refondation », derrière la loi El Khomri, est bien plus microsociale encore que microéconomique. La CFDT est prête à jouer le jeu (concurrentiel) avec la CGT. Elle juge suffisantes les garanties obtenues, notamment l’accord majoritaire pour valider les accords de branches et le Compte personnel d’activité (pour donner à chaque travailleur la capacité de construire son parcours professionnel). La CGT non.

Débattre ou combattre ? Micro-économistes de droite contre macro-économistes de gauche ? « Nouvelle voie pour se reconstruire dans l’échange » contre « mirage de la refonte du social à partir de l’entreprise » ? Et si cette lutte des classes, si violente et datée, c’était la crainte de ce qu’il nous faut faire, chacun, pour réussir dans ce monde nouveau. « Inversion des normes » ou « inversion de la défiance » ? Les économistes devraient tous s’en occuper.